Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Entretien avec Vincent Viguié

Vincent Viguié est chercheur au Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (Cired)

  • Pouvez-vous présenter votre parcours et vos recherches ?

Je suis chercheur au Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (Cired), laboratoire où sont étudiées les questions politiques et économiques liées au climat et à la biodiversité. Ce laboratoire dépend conjointement de l’école des ponts, du CNRS, d’AgroParisTech, de l’EHESS et du Cirad, et est donc très multidisciplinaire.

Initialement, je suis issu d’une formation en physique, j’ai une agrégation de physique et un master de physique. Par la suite j’ai fait une formation en économie qui s’est achevée par une thèse. Aujourd’hui, je travaille sur les politiques environnementales des villes, principalement sur les interactions des enjeux environnementaux entre eux d’une part, et avec les questions sociales d’autre part. L’essentiel de mes recherches se base sur l’utilisation de modèles par lesquels j’obtiens des chiffres sur l’impact de différentes politiques sur une question environnementale, qu’il s’agisse de leur coût économique ou de leur impact social. Les différents résultats permettent de produire des conseils sur les politiques publiques.

  • Pourquoi avoir choisi d’utiliser des modèles dans vos recherches ?

Il y a, schématiquement, trois grandes manières d’étudier ces questions. Premièrement, il y a la recherche qualitative, qui passe par des enquêtes auprès des acteurs, approche souvent utilisée par exemple en sociologie ou en géographie. Une deuxième méthode consiste à mener des études rétrospectives en regardant les conséquences de certains choix politiques passés, par le biais notamment d’études statistiques ou économétriques. Pour faire ce que je fais, c’est-à-dire imaginer ce qui pourrait se passer à l’avenir et les conséquences futures que peuvent avoir différentes mesures, une troisième méthode, particulièrement adaptée, est de s’appuyer sur des modèles prospectifs. Derrière ce choix, il y a l’idée fondamentale qu’au vu des changements très structurants que vont provoquer le changement climatique et l’érosion de la biodiversité, s’appuyer uniquement sur ce qui a été observé dans le passé n’est pas suffisant. Il n’est pas possible de reproduire directement les situations passées, donc nous sommes contraints de prendre en compte les modifications qu’induira l’évolution du climat. Cependant, bien sûr, les trois grands types de méthodes que j’ai décrit ne sont pas exclusifs : les paramètres des modèles sont basés sur les études rétrospectives, les mécanismes que l’on y intègre proviennent généralement d’enquêtes qualitatives auprès des acteurs, etc.

  • Comment construisez-vous ces modèles ? Et comment est-il possible de tenir compte de tous les différents paramètres qui s’entre-influencent ?

D’abord, nous posons une question bien délimitée, puis nous regardons la réponse à cette question dans plusieurs scénarios possibles, de manière à avoir un panel des possibles et à voir quels éléments sont les plus robustes. Deux types de scénarios sont possibles : d’une part les scénarios prospectifs qui tentent de prévoir l’évolution d’une situation en l’absence d’intervention ; et d’autre part, les scénarios où est mise en place une politique et grâce auxquels nous pouvons regarder les conséquences possibles. Ces deux types de scénarios sont entièrement liés et imbriqués.

Notre but n’est pas de prédire l’avenir, car c’est impossible. La chose la plus importante à savoir, ce sont les choix que nous avons à faire aujourd’hui. Suivant ce qui est étudié, il y a des éléments que l’on considère comme exogènes et d’autres que l’on va prendre comme paramètres des scénarios à tester. Par exemple, en Île-de-France se pose la question des conséquences potentielles de différents plans d’urbanisme. Dans ce cas, les variables sont les différents plans d’urbanisme possibles et nous regardons les conséquences qu’ils peuvent avoir dans plusieurs scénarios qui, eux, varient suivant des éléments que l’on considère comme exogènes, c’est-à-dire externes à la décision politique régionale, comme par exemple des scénarios démographiques, l’évolution du prix de l’énergie, de la croissance économique, etc.

Bien sûr, il existe de nombreux cas où les éléments exogènes et endogènes sont en interaction. Imaginons l’étude d’un plan d’urbanisme catastrophique, il pourrait changer l’attractivité de la région, provoquant un exode, cela aurait un impact sur la démographie. Mais en général, nous nous assurons que la plupart des éléments sont indépendants et que si influence il y a, elle reste minime.

Pour essayer d’imaginer ce qui pourrait se passer dans le futur, il faut s’appuyer sur les données passées. Même si l’on ne peut pas les prendre telles quelles, faire des modèles nécessite tout de même de s’y référer. Parmi les évolutions qui ont déjà eu lieu, nous cherchons à identifier celles qui semblent être issues de mécanismes toujours valables, et à comprendre ce qu’ils pourraient produire comme phénomènes à l’avenir. Encore une fois, prévoir l’avenir n’est pas possible. Ainsi, nous avons pu prendre les mécanismes identifiés comme importants dans le monde académique et les entrer dans un modèle pour regarder comment, dans l’évolution passée de Paris, les différents facteurs avaient joué pour ensuite produire des scénarios en extrapolant les tendances que nous avions trouvées.

  • Quelle est la place de l’économie dans ces recherches ?

Au Cired, la recherche en économie se concentre sur l’évaluation des coûts des mesures. Si une des politiques évaluées nécessite un coût d’investissement, par exemple, nous cherchons à en connaître le montant et surtout les conséquences sur les activités économiques et sur les choix des populations. Typiquement, une des grandes questions en urbanisme est d’évaluer l’impact qu’une politique pourrait avoir sur la demande pour habiter dans certaines communes. En l’occurrence, un changement en demande a un impact sur les prix, sur la croissance de la commune, etc. Quand l’offre en transports en commun s’améliore dans une zone, ça la rend plus attractive, plus de gens veulent y habiter, donc il y aura plus de construction, ce qui peut augmenter l’artificialisation des sols dans cette région-là…

Pour connaître les conséquences d’une politique environnementale, il faut voir qu’elle s’inscrit toujours dans un contexte en évolution, donc un enjeu est de savoir comment la situation étudiée aurait évolué en l’absence de cette politique. Quels choix auraient fait les individus sans cette mesure ? Qu’est-ce qu’il se passerait naturellement dans la localisation des bassins d’emplois du fait des comportements ?

 


L’amélioration de l'offre en transports en commun peut-elle augmenter l’artificialisation des sols en rendant un territoire plus attractif ?
Photo Egor Litvinov/Unsplash

  • Vous avez étudié les coûts indirects des adaptations au changement climatique, pouvez-vous détailler cette notion ?

Lorsque l’on s’intéresse aux conséquences du changement climatique sur un territoire donné, par exemple sur l’Île-de-France, une part importante des recherches sur l’adaptation se concentre sur des effets liés à des événements localisés : le risque d’inondations autour de la Seine, le risque de canicules, les variations d’accès à l’eau etc. Mais il y a d’autres types d’impacts, plus indirects, que l’on peut constater via des événements lointains, comme les risques de guerre, de migrations ou de fluctuation des prix de produits alimentaires par exemple. Cet aspect-là est plus difficile à étudier car il dépend de beaucoup d’éléments, pour autant les impacts peuvent être très forts sur la vie quotidienne.

  • Depuis quand ce domaine de recherche existe-t-il ?

Le domaine s’est beaucoup développé suite à la demande politique : il y a des décisions urgentes à prendre, alors que beaucoup de questions restent ouvertes. L’arrivée d’une approche par le biais de modèles prospectifs en économie et en géographie s’est faite parallèlement à la montée des questions climatiques vers la fin des années 1990 et le début des années 2000.

  • Sur quelles villes avez-vous travaillé ?

Souvent, nous appliquons d’abord une question à l’échelle de l’Île-de-France, région sur laquelle j’ai beaucoup travaillé, puis nous essayons de la transposer ailleurs en adaptant les modèles. L’un des gros intérêts des modèles étant qu’il est justement possible de les transposer d’un endroit à un autre, en prenant certaines précautions évidemment et en les adaptant aux spécificités locales. J’ai aussi travaillé sur la ville du Cap, en Afrique du Sud, ainsi que sur des villes chinoises et américaines. J’encadre également le travail d’une doctorante qui étudie 200 villes dans le monde sur tous les continents, dont le but est de comprendre ce qui fait leurs similarités et leurs différences. Il y a en effet bien sûr de profondes différences culturelles et historiques d’une ville à l’autre, mais également des mécanismes économiques communs qui sont à l’œuvre. Nous regardons dans quelle mesure l’extension de ces villes durant ces vingt dernières années a impliqué de l’artificialisation, l’apparition ou la disparition d’espaces verts, l’évolution de l’éloignement moyen des habitants des transports en commun. Par exemple, dans le monde on observe globalement une baisse de la densité des villes au cours du temps. C’est-à-dire que par personne, les villes s’étendent de plus en plus et artificialisent de plus en plus les sols. Les raisons derrière ce constat sont nombreuses et certaines restent liées aux contextes spécifiques locaux, mais il existe à la fois nombre de raisons génériques que l’on retrouve à peu près partout : la baisse du coût du transport par rapport au revenu des habitants est une des explications.

Il est très important de savoir si les éléments observés à l’échelle locale sont liés à une tendance régionale, nationale ou globale, puisque le but est de comprendre quels sont les mécanismes qui causent les évolutions que l’on observe et, suivant les mécanismes identifiés, la politique publique à mener n’est pas du tout la même.

  • Quelles questions avez-vous étudiées dans le cas de l’Île-de-France ?

J’ai beaucoup travaillé sur la densité de l’Île-de-France et sur la potentielle nécessité de densifier Paris et la petite couronne. Par exemple, une des dimensions de la question est de connaître l’impact qu’un tel phénomène pourrait avoir sur les trajets des habitants et sur l’utilisation de la voiture notamment. En l’occurrence, densifier l’Île-de-France favorise l’accès aux transports en commun. Une autre dimension implique de connaître son impact sur la vulnérabilité aux canicules où, de manière générale, plus une ville se densifie, plus le phénomène d’îlot de chaleur urbain augmente, amplifiant l’effet des canicules. Aussi, le nombre d’espaces verts ou la surface au sol disponible pour la végétation tendent à diminuer avec la densification, ce qui impacte certains services écosystémiques. En revanche, la densification engendre une baisse de l’artificialisation des sols autour de la ville, ce qui est bénéfique pour d’autres services écosystémiques. Nous nous sommes aussi posé la question des prix de l’immobilier : dans quelle mesure le fait de densifier une ville fait monter le prix de l’immobilier en fonction des scénarios, et quel impact cela peut-il avoir sur le logement des ménages les plus modestes ?

Pour chacune de ces questions, la réponse n’est jamais triviale. Par exemple, quand je parlais de l’effet de la densification sur les températures en ville, il est important de préciser que le lien n’est pas vraiment direct et que lorsqu’on regarde dans les détails, l’impact n’est pas clairement significatif. Nous avions réalisé une étude avec Météofrance et dans les scénarios qu’on utilisait, nous avons constaté que rendre l’agglomération parisienne plus dense (entre 2020 et 2050) aurait un impact vraiment très faible sur les températures locales alors que la baisse des émissions de gaz à effet de serre serait significative. Donc sur cette question la densification est clairement bénéfique. Par ailleurs, si l’on densifie à certains endroits et pas à d’autres, il est possible d’obtenir un résultat positif sur presque tous les objectifs.

  • Comment étudiez-vous les impacts sociaux que peuvent avoir les politiques ?

Dans la population il existe une grande variété de groupes sociaux, entre lesquels il y a une certaine mobilité. Il est assez difficile d’étudier la manière dont les politiques changent la composition sociale de certains quartiers. Pour ce faire, il faut déjà comprendre ce qui motive l’installation dans un quartier pour chaque groupe social. Or, il y a de nombreux mécanismes sociaux à l’œuvre et ils ne sont pas encore tous connus.

Si l’on prend l’exemple de la gentrification, où la population est catégorisée en fonction des différents revenus (ce qui est un moyen comme un autre de diviser la population), et que l’on regarde plusieurs villes dans le monde, on constate que le mécanisme n’est pas le même partout. Dans certaines, les habitants les plus riches habitent le centre, comme c’est le cas dans l’agglomération parisienne, mais dans d’autres, ce sont les plus pauvres qui habitent le centre. C’est le cas de beaucoup de villes américaines où les habitants les plus riches se situent en banlieue lointaine. Il y a aussi des villes dans lesquelles se côtoient des quartiers riches et pauvres en centre-ville, comme à Saint-Etienne ou Bruxelles par exemple.

Mais surtout, ce sont des situations qui évoluent au cours du temps. Par exemple, dans de nombreuses villes américaines, les centres sont pauvres mais subissent depuis peu une gentrification, c’est-à-dire qu’une population riche s’y installe. C’est ce qu’il se passe dans des quartiers comme Harlem à New-York ou encore à Paris, dont la plupart des quartiers intra muros sont habités par une population ayant des revenus beaucoup plus élevés que la moyenne (mis à part certains comme vers Olympiades ou la Goutte d’or), alors que ce n’était pas le cas il y a quelques années. Les mécanismes d’apparition du phénomène ne sont pas tous connus à l’heure actuelle. Le changement de localisation des différents types d’emplois, avec des emplois qualifiés en cœur d’agglomération et des emplois moins qualifiés en périphérie est une des explications, mais ce n’est pas la seule.

C’est multifactoriel et d’autres explications évoquent encore les aménités de certains quartiers. C’est un concept qui explique que plus une personne est riche, plus elle a tendance à apprécier le fait de vivre dans un quartier historique, notamment pour des raisons culturelles. Ainsi, les populations riches tendent à vouloir habiter dans les centres villes historiques lorsqu’il y en a. Beaucoup de villes américaines n’en disposent pas, ce qui explique en partie que les populations riches ne soient pas particulièrement attirées par les centres villes. Cependant, de nombreux autres facteurs coexistent et aucun n’explique à lui seul le phénomène de gentrification.

Il y a aussi des questions très matérielles qui entrent en compte, ce sont les plus connues car elles sont faciles à mesurer. Par exemple, il est souvent plus cher de se déplacer en voiture plutôt qu’en transports en commun. Ce constat a un effet très visible dans les villes américaines, où les populations pauvres se répartissent près des transports en commun, et où les endroits mal desservis sont plutôt habités par les plus riches. À l’inverse, dans le cas où tout le monde peut payer les frais liés à une voiture, le fait de prendre les transports en commun peut être perçu comme plus agréable, moins contraignant et moins fatiguant (si ceux-ci fonctionnent bien, bien sûr). Dans ces cas-là, quelqu’un de riche peut être prêt à payer beaucoup pour ce service alors que quelqu’un de pauvre ne pourra pas, et ainsi les populations riches se répartissent plutôt à proximité des transports en commun, comme ce que l’on peut constater en région parisienne.

 


La densification d'une ville comme Paris favorise l'accès aux transports collectifs et réduit l'empreinte écologique due aux déplacements et à l'artificialisation des espaces périurbains. Si elle peut amplifier localement les îlots de chaleur urbains durant l'été, son effet sur le niveau moyen des températures est faible. Bien menée de façon à conserver ou réagencer des espaces végétalisés et à réduire la place de la voiture, la densification peut donc être une solution d'atténuation du changement climatique. Source : Earth/Unsplash

  • Quelle influence les politiques publiques peuvent-elles avoir sur ce type de phénomène ?

Ce qu’il faut comprendre c’est que lorsqu’on regarde l’évolution d’une ville, de la répartition des habitants et de l’impact sur l’environnement, deux éléments entrent en ligne de compte. D’abord, il y a toutes les réglementations mises en place, ce qui est décidé par les différentes autorités (État, ville, région, etc.). Si je reprends l’exemple de la question de la richesse de la population d’un quartier, le nombre de logements sociaux construits est un déterminant très important. À l’inverse, certaines régulations empêchent la présence de personnes plus pauvres. Ce n’est jamais une interdiction stricte et ce n’est pas présent dans tous les pays, mais par exemple dans certaines villes d’Amérique latine, lorsque quelqu’un souhaite construire une maison il faut nécessairement que celle-ci ait une taille minimale. Donc dans ce cas, si la personne est pauvre, elle n’aura tout simplement pas les moyens de s’installer et de payer ce seuil minimal.

D’autre part, car la réglementation ne fait pas tout non plus, de nombreux choix sont faits par les individus et la résultante collective de tous ces choix est à prendre en compte. C’est globalement ce qui peut être modélisé par les modèles économiques, sociaux ou géographiques. Lorsque nous produisons des scénarios, nous tentons d’observer l’interaction entre ces deux éléments.

  • Est-il possible que toutes ces considérations soient pleinement prises en compte par les différents acteurs ?

 À l’heure actuelle, il reste de nombreuses questions non résolues. Nous ne savons pas encore déterminer exactement les lieux où construire davantage selon l’impact que l’aménagement peut avoir sur les canicules, les services écosystémiques ou les transports. Un des principaux problèmes étant qu’une fois qu’un quartier est construit, qu’une zone est urbanisée, c’est irréversible. Les choix d’aujourd’hui nous engagent sur les décennies voire les siècles à venir. C’est notamment pour cela qu’il est urgent de s’y intéresser, parce que si l’on veut que les villes soient cohérentes avec les enjeux environnementaux d’ici la fin du siècle, c’est maintenant qu’il faut agir, après il sera beaucoup trop tard.

Par ailleurs, même si beaucoup de questions restent irrésolues, plusieurs principes sont connus et sont à appliquer sans aucun doute. Par exemple, nous savons qu’il est impératif de limiter au maximum l’artificialisation des sols. C’est une des premières choses à faire notamment car c’est un phénomène irréversible et que les nombreuses conséquences négatives sont bien connues aujourd’hui. Nous savons aussi qu’il faut densifier des zones bien desservies en transports en commun (comme la petite couronne parisienne), et qu’il est nécessaire d’anticiper les impacts futurs du changement climatique dans les constructions nouvelles.

 

Propos recueillis par Marion Barbé

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *