Robert Vautard et Nathalie de Noblet, climatologues, membres du bureau du GREC francilien
16 juin 2022
Météo-France prévoit pour l’Île-de-France des températures dépassant les 30 degrés de jeudi 16 juin 2022 à samedi 18 juin 2022, et pouvant dépasser les 37 degrés samedi, avant une dégradation orageuse dimanche. Ce sont des températures très élevées pour le mois de juin. Quelques explications, et le lien au changement climatique*.
* Cette analyse repose sur la prévision visible mercredi 15 juin en soirée sur le site de Météo-France et les prévisions du système américain GFS et du Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT). La situation peut évoluer différemment.
De l’air saharien en altitude
D’où vient cette masse d’air chaude ? Un modèle de trajectoire, le modèle HYSPLIT (1), permet de calculer l’origine des masses d’air arrivant à différentes altitudes au-dessus d’un point. Appliqué à l’Île-de-France, pour une arrivée le samedi 18 juin à 12 heures, il nous montre que l’air en altitude, entre 2 000 et 4 000 mètres, provient du Sahara, avec un détour par le proche océan Atlantique. Ce trajet dure 5 à 10 jours en restant à une altitude assez stable, ce qui permet à l’air de ne pas trop se mélanger. L’air venant du Sud est entraîné par la dépression qui se trouve au large du Portugal, par un effet « d’engrenage » lié à ce que la dépression tourne sur elle-même dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Lors de l’évolution diurne, le soleil crée des mouvements d’air ascendants et descendants qui puisent cet air très chaud et le ramènent vers le sol.
Des températures exceptionnelles pour un mois de juin ?
Regardons une série de températures qui ne devrait pas être trop perturbée par l’îlot de chaleur urbain, celle de la station de Orly Athis-Mons : durant les 75 dernières années, en juin, les 37 degrés prévus ont été égalés ou dépassés deux fois, en 1947 et 2017. Des températures au-dessus de 37,1°C seraient un record pour cette station (2).
Les vagues de chaleur causent généralement des impacts lorsqu’elles durent quelques jours. Il est d’usage de considérer des moyennes sur trois jours ou plus. Les températures prévues en moyenne du 16 au 18 juin 2022 avoisinent 35 °C. Statistiquement, cette valeur a une chance sur 10 environ d’être dépassée tous les ans actuellement, une probabilité calculée grâce à un modèle statistique prenant en compte les observations de la station d’Orly depuis 1947 et la tendance au réchauffement. Il s’agit donc d’un événement appelé « décennal », ou « de période de retour de 10 ans » dans le climat d’aujourd’hui.
Mais cette modélisation statistique des données observées ne permet pas de déterminer l’effet des activités humaines. Pour cela, il faut utiliser des modèles de climat, qui simulent l’effet des émissions de gaz à effet de serre, et calculer les différences de probabilité de telles températures entre un climat sans activités humaines et avec.
L’effet du changement climatique
Pour quantifier l’effet du changement climatique lié aux activités humaines, on utilise généralement un ensemble de simulations climatiques disponibles notamment grâce aux exercices internationaux de modélisation (par exemple pour les rapports du GIEC). Une évaluation des modèles est effectuée pour savoir s’ils sont en mesure de simuler ce type d’événement extrêmes. Un protocole précis (3) a été mis en place dans le cadre du réseau « world weather attribution » qui est appliqué ici.
Ici, nous avons utilisé trois modèles (4) soigneusement choisis pour leur capacité à reproduire le climat européen par rapport aux observations, avec une méthode de sélection objective (5). Les résultats de cette analyse sont cohérents avec une étude précédente sur la vague de chaleur de 2019 (6) et montrent que :
- une augmentation des probabilités d’événements est systématiquement trouvée dans les modèles, montrant l’effet incontestable des activités humaines.
- Le dépassement des 35 °C en moyenne sur trois jours en juin sur la station d’Orly a vu sa probabilité augmenter au moins d’un facteur 3 dans les modèles utilisés. Les vagues de chaleur de même probabilité auraient été environ 2 °C plus froides sans changement climatique.
- Les modèles climatiques peinent à reproduire les évolutions observées en France, avec des changements d’intensité deux fois plus faibles.
En résumé, des températures aussi élevées que celles prévues pour ces trois jours avaient donc 1 chance sur 10 de se produire cette année, compte tenu du changement climatique, alors qu’elles auraient été bien moins probables sans changement climatique. Il faut s’attendre à ce que ce type d’événement devienne de plus en plus habituel si les émissions de gaz à effet de serre des activités humaines ne sont pas stoppées.
Les impacts sur les écosystèmes
De tels extrêmes de température nous rapprochent des limites physiologiques de plusieurs êtres vivants : nous les humains qui nous réfugions dans des endroits frais, ventilés ou climatisés, mais aussi nos animaux d’élevage qu’il faut protéger pour ne pas limiter la production (laitière comme de viande). Plusieurs espèces d’oiseaux, comme les passereaux par exemple, abandonnent leurs nids quand la température de l’air est trop élevée, laissant mourir leurs oisillons ou abandonnant leurs œufs (7). Les abeilles, pollinisateurs indispensables, souffrent elles aussi de la chaleur et s’épuisent à ventiler leurs ruches, perdant ainsi des forces qui ne seront pas dédiées au butinage.
La température des eaux des lacs et des rivières augmente fortement lors des canicules, limitant parfois leur oxygénation et induisant des problèmes pour la faune et la flore aquatiques.
Dans le monde agricole, les effets peuvent être très divers en fonction du stade phénologique de la plante cultivée (8). Le blé par exemple est en phase de maturation en ce moment. Des températures élevées peuvent être favorables à la qualité des grains. Mais si ces températures se combinent avec une sécheresse des sols, ce qui est le cas dans plusieurs dizaines de départements, alors les plantes ne peuvent plus se rafraîchir en transpirant. La température des feuilles augmente de plusieurs degrés de plus que l’air extérieur, la photosynthèse est bloquée et la plante rentre en sénescence. Les grains ne se remplissent pas et le rendement du blé est amputé.
Le maïs est dans sa phase de reproduction, période pendant laquelle les organes reproducteurs se forment. Des températures trop élevées peuvent pénaliser la formation des ovules, des grains de pollens et des tubes polliniques. L’agriculteur aura besoin d’irriguer son maïs pour limiter ce stress thermique, mais en période de sécheresse il puisera dans les nappes qui sont déjà très basses.
(1) Hybrid Single Particle Lagrangian Integrated Trajectory,
https://www.ready.noaa.gov/HYSPLIT_traj.php
(2) Série de températures analysée issue du jeu de données ECA&D
(3) https://ascmo.copernicus.org/articles/6/177/2020/
(4) Les modèles sont issus de l’ensemble de projections climatiques régionales Euro-CORDEX, et sont: CNRM-CERFACS-CNRM-CM5_KNMI-RACMO22E_r1i1p1
MOHC-HadGEM2-ES_MOHC-HadREM3-GA7-05_r1i1p1
MPI-M-MPI-ESM-LR_CLMcom-ETH-COSMO-crCLIM-v1-1_r1i1p1
(5) Méthode proche de celle utilisée dans B. Bartok et al. (2019)
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2405880719300792
(6) R. Vautard et al. 2020 Environ. Res. Lett. 15 094077
https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/aba3d4
(7) https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/downloads/report/IPCC_AR6_WGII_FinalDraft_Chapter02.pdf
(8) La phénologie d’un végétal est le déroulement de son cycle de croissance annuel. Pour une plante cultivée, elle démarre au semis. Il y a ensuite la germination, la levée, la floraison, le remplissage des grains, la récolte.
Remarquable et très pédagogique
merci pour cette petite étude intéressante.
vous parlez d’effet d’engrenage des masses d’air : est ce que c’est un effet habituel ou exceptionnel ?
autrement dit, les vagues de chaleurs qui seraient apportées en région parisienne seraient elle toujours créées par ce même mécanisme ou pourrait il y avoir d’autres cas de figure?
C’est une situation qui reste peu fréquente et les vagues de chaleur sont aussi créées par d’autres configurations des vents, notamment une stagnation des masses d’air avec fort ensoleillement, conduisant à une accumulation de chaleur et de sécheresse, les deux se renforçant.
Mais les pointes de chaleur les plus fortes ont été créées ces dernières années par des flux de sud transportant des masses d’air espagnoles ou sahariennes très chaudes comme en 2019 et 2022.