Entretien avec Isabelle Drouet
Isabelle Drouet est maîtresse de conférences au sein de l’unité mixte de recherche « Sciences, normes, démocratie » de Sorbonne Université.
- Pouvez-vous présenter votre parcours et vos recherches ?
J’ai suivi une formation en philosophie et en logique au cours de laquelle j’ai rédigé une thèse sur des questions de méthodologie scientifique à l’université Paris 1. Elle portait sur le rapport entre causalité et probabilités, en particulier sur les conditions par lesquelles il est possible, à partir de données statistiques, de considérer certaines relations comme causales. Plus généralement, j’étudie la philosophie générale des sciences. C’est-à-dire qu’à l’inverse d’autres chercheurs qui s’intéressent plus particulièrement à la philosophie de la biologie et qui réfléchissent à la notion de gène par exemple, je m’intéresse à des questions transversales. Elles se posent dans beaucoup de sciences empiriques et peuvent essentiellement être caractérisées comme relevant de la méthodologie scientifique.
- En tant que philosophe, comment étudiez-vous la démarche scientifique ?
Les philosophes des sciences ne sont pas tous d’accord entre eux sur la démarche à adopter. Je m’intéresse à toutes les questions en lien avec le raisonnement, ce qui le justifie, ce qui fait qu’une donnée peut être considérée comme utile, pertinente ou pas pour un problème donné. Je m’intéresse à l’aspect normatif du raisonnement, permettant notamment de savoir ce que l’on peut qualifier de « bon raisonnement » sur la base de faits, à quelles conditions les données soutiennent les hypothèses, et quelles sont les normes du raisonnement à partir de faits.
Cet intérêt pour le raisonnement conduit à concevoir les données de la façon suivante : une donnée, c’est tout ce à quoi peut faire référence un raisonnement permettant de décrire, comprendre ou théoriser le monde.
Ce qui m’intéresse c’est ce que l’on va en faire et quelles sont les utilisations possibles avec un axe que l’on peut qualifier de normatif. Par « normatif » j’entends qu’il y a des bons et des mauvais raisonnements, même si on est ouvert à la diversité des types de raisonnements et que d’autre part, le point de départ est toujours l’usage – on ne part pas du principe que les scientifiques raisonnent n’importe comment – il y a tout de même l’idée qu’il existe des normes du bon raisonnement, et qu’il y a des arguments qui sont mauvais. Il y a des façons d’utiliser des données qui sont « mauvaises » et des conclusions qu’il est impossible de tirer de certains jeux de données.
Par exemple, en juin 2021, j’avais organisé un colloque en ligne sur la randomisation. Plusieurs questions y étaient posées : qu’est ce qui justifie de privilégier les données obtenues dans le cadre d’études randomisées ? Est-ce que c’est parce que ça facilite les calculs par la suite ? Est-ce que c’est pour séparer les sujets en deux groupes comparables et faire de l’inférence causale ? Ça pourrait, mais en réalité les groupes ne sont jamais les mêmes donc ce n’est pas une très bonne justification… De prime abord, les réponses peuvent apparaître comme tranchées pour les scientifiques mais en réalité elles ne le sont pas complètement.
- J’imagine que cette approche permet aux scientifiques de prendre du recul sur les éléments qu’ils tiennent pour acquis dans leur méthode ?
Tout à fait. De ce point de vue, je pense qu’il y a un gros besoin de clarification conceptuelle. Il est vraiment nécessaire de prendre le temps de réfléchir à toutes ces notions de justification. C’est un constat assez consensuel dans la communauté, mais certains philosophes des sciences vont au-delà de ce point de vue et considèrent que le philosophe peut être un collaborateur scientifique aidant à produire de nouveaux concepts théoriques, penser de nouvelles méthodes, de nouveaux protocoles d’expérience… On peut se considérer plus ou moins proche de la science, mais je suis convaincue, pour avoir enseigné dans des cursus scientifiques, que c’est un travail réellement utile que les scientifiques ne font pas toujours, notamment par manque de temps, que d’essayer de clarifier les concepts mobilisés en sciences et les fondements théoriques des recherches menées dans différents domaines.
Les statistiques sont un bon exemple parce qu’elles sont utilisées comme un outil de manière complètement routinière par beaucoup de scientifiques qui ne connaissent pas bien les fondements théoriques. Evidemment, cela dépend des scientifiques et des disciplines, mais il arrive souvent que des scientifiques utilisent des tests statistiques sans réellement savoir pourquoi en choisir un plutôt qu’un autre.
- Qu’est-ce que vos recherches amènent comme questionnements ?
En philosophie, un type de recherche consiste à comprendre la pluralité des fondements possibles. Par exemple, il existe plusieurs moyens de justifier la randomisation, qui font appel à plusieurs usages différents. Dans mes recherches, le but n’est pas forcément de choisir entre les différents fondements en déterminant lesquels sont les plus pertinents, mais plutôt d’établir un état des lieux. En philosophie, sur beaucoup de questions, plusieurs options coexistent.
Fondamentalement, contrairement à la science, plusieurs théories peuvent coexister sans qu’une ne s’impose comme la seule « vraie ». Il est possible de discerner un bon raisonnement d’un mauvais, mais sur les questions de justification et de fondements de certaines pratiques il peut y avoir plusieurs options acceptables.
- Un groupe tel que le GREC produit des recommandations et des connaissances concrètes à partir de faits scientifiques qui peuvent être assez fondamentaux et abstraits. Est-ce une transition intéressante à étudier d’un point de vue philosophique ?
Cette question rejoint la notion d’interface entre la science productrice de connaissances et la politique au sens large, l’action publique. Ce qui est intéressant, à mes yeux et aux yeux de plusieurs philosophes des sciences, c’est le fait que dans des instances comme le GREC il y a un changement du modèle de l’expertise. Le point de départ, c’est la vision selon laquelle la science est produite dans un premier temps, et qu’il faut trouver un moyen d’en communiquer les résultats pour permettre aux acteurs de la société de prendre des décisions éclairées dans un second temps. Dans les instances comme le GREC, je constate que la science n’est plus entièrement indépendante et décorrélée des demandes. Elle prend en compte les besoins exprimés par les acteurs et par la société. Ce n’est pas un modèle aussi linéaire que celui auquel on est habitué et relève plutôt, d’un point de vue sociologique, d’une démarche de coproduction avec l’exacerbation des valeurs sociales du processus scientifique.
Il y a notamment eu une concertation pour savoir ce que les différents acteurs pouvaient attendre d’un GREC. Le GREC lui-même ne se veut pas seulement synthétiseur et restituteur de connaissances, mais aussi producteur de données en lien avec les demandes des différents acteurs auxquels il destine des productions scientifiques. C’est intéressant de voir comment cette interaction avec les pouvoirs publics et les acteurs institutionnels s’opère concrètement et d’en mesurer la difficulté. Il est difficile de définir clairement un tel positionnement et de s’y tenir.
- Est-ce que ce mode de production de connaissance change la posture du chercheur, dont la mission devient celle de répondre aux besoins de la société ?
Je dirais que l’idée est plutôt de prendre en compte ce que l’on sait ou que l’on estime être des besoins de la société. Le fait de produire des données pour la ville de Paris est un exemple direct et évident de cette bascule, mais cela s’observe à une plus large échelle. Dans les sciences du climat notamment, c’est un phénomène très fort depuis la création du GIEC. Assez tôt, les scientifiques de ces domaines ont ressenti le besoin d’un tel repositionnement.
L’impact n’est pas le même dans toutes les disciplines, mais au sein du GREC c’est un constat vraiment exacerbé. Ce que je trouve vraiment intéressant par rapport au GREC comme objet philosophique, c’est de voir comment des questions très abstraites et générales sur le rapport entre la science et les décisions publiques se trouvent matérialisées de manière très concrète dans des choix de gouvernance auxquels fait face le GREC quotidiennement. Lorsque le groupe participe à des prises de décision et des réunions avec des institutions lors d’une concertation, la question de la place des scientifiques dans ce processus est très concrète et posée explicitement. Ce sont des questions sur lesquelles on peut avoir un avis abstrait passant par des concepts philosophiques mais qui, pour les membres du GREC, renvoient à des problématiques tangibles.
- Comment des chercheurs adoptant des postures différentes face à l’action publique, car venant de domaines différents, peuvent produire ensemble des données et des recommandations à destination de différentes institutions ? Comment se passe cette transmission de savoirs qui se place sur le terrain du politique ?
C’est la question par laquelle j’en suis arrivée à m’intéresser au GIEC. Il y a maintenant 7 ans, Sorbonne Université a lancé un appel à projets sur le thème de la décision. Avec quelques collègues, j’étais porteuse d’un projet qui s’intéressait au GIEC et le thème traitait de cette question. Comment des membres très nombreux, différents sous bien des rapports peuvent réussir à produire un document d’expertise à visée d’utilité publique et politique ? Comment peuvent-ils réussir à produire un document unifié, condition nécessaire pour qu’il soit utile à la décision publique ? Dans quelle mesure la pluridisciplinarité, l’importance des enjeux, la difficulté des sujets, le nombre d’intervenants ne sont pas un obstacle à la production de tels documents ? Le projet avait duré un an et demi, et finalement nous sommes parvenus à publier un article de philosophie sur le GIEC.
Propos recueillis par Marion Barbé