Entretien avec Nathalie Blanc
Nathalie Blanc est directrice de recherche au Laboratoire Dynamiques Sociales et Recomposition des Espaces (LADYSS), sur les thématiques de la nature en ville et de l’esthétique environnementale, et directrice du Centre des politiques de la Terre de l’Université de Paris.
- Pouvez-vous présenter votre parcours et vos recherches ?
Je suis géographe de l’environnement. En 1996, j’ai fait une thèse sur le sujet de la nature en ville qui, à l’époque, était inexploré. J’avais choisi de faire une étude interdisciplinaire traitant de la place de l’animal en ville. Plus particulièrement, je me suis penchée sur le cas des cafards dans l’espace urbain, dans différents quartiers de différentes villes françaises, essentiellement Paris, Lyon et Rennes. J’avais confronté les dynamiques de populations de ces insectes aux représentations et pratiques sociales. On essayait de comprendre pourquoi les interventions de désinsectisation marchaient dans certains cas et pas dans d’autres, et de quelle manière les représentations et pratiques sociales intervenaient.
J’ai poursuivi sur la thématique des animaux en ville avec un ouvrage, Les animaux et la ville. J’ai beaucoup travaillé autour de l’aménagement de la nature en ville et des paysages urbains, et j’ai présidé le plan national « Restaurer et valoriser la nature en ville », en 2010, qui a fait suite au Grenelle de l’environnement. Parallèlement, j’ai commencé à interroger la manière dont l’esthétique et le sensible intervenaient dans la manière de qualifier les environnements. J’ai introduit ce champ de recherche en France qui s’appelle l’esthétique environnementale, à travers des colloques, des travaux, etc. J’ai conduit un programme de recherche qui visait à comprendre comment les collectifs citoyens intervenaient vis-à-vis de la nature dans la ville et dans quelle mesure l’aspect esthétique y jouait un rôle. On a travaillé sur des villes en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Russie, aux États-Unis, en Angleterre… C’était une large étude dont l’ouvrage va bientôt sortir, près de dix ans après le début du projet.
Aujourd’hui, je poursuis des travaux sur la manière dont les collectifs citoyens se positionnent sur le changement climatique et comment leur relation à la nature intervient dans ce positionnement, et à quel point ces collectifs prennent en compte les questions de justice sociale et environnementale. Dans ce contexte, j’interviens à l’échelle du Grand Paris, dans le 18ème arrondissement, à Aubervilliers, à Ivry-sur-Seine et à Clamart.
- Qu’est-ce que l’approche géographique apporte comme regard sur la nécessité de faire évoluer les villes face au changement climatique ?
Je travaille sur l’interface entre le milieu de vie (physique, biologique, chimique etc.) et ses habitants. Cette approche permet d’élaborer une analyse par les milieux : on essaye de documenter en quoi un espace constitue un milieu de vie en termes social mais aussi environnemental et bio-géophysique. C’est un premier héritage de la géographie. Ensuite, nous comparons les communes entre elles. Cela permet de voir que, sur les questions d’égalité et de justice sociale, le traitement du sujet est très différent entre Aubervilliers et Clamart par exemple et que, de fait, les chances de s’adapter au changement climatique des Clamartois et des Albertvillariens ne sont pas du tout les mêmes.
Dans cette démarche, nous travaillons avec des associations depuis des années, une trentaine par commune, pour voir comment elles traitent la notion de transition écologique : qu’est-ce qui leur manque, comment elles travaillent avec les pouvoirs publics (villes, département, région) en termes de travail collectif, de subvention, de prêt de matériel, etc., puis on compare les territoires en fonction des politiques.
- Est-ce que, globalement, les politiques d’aménagement prennent en compte les initiatives portées par les citoyens et les associations ?
En France, c’est très compliqué. On a étudié plusieurs pays, plusieurs contextes sociopolitiques : l’Allemagne fédérale, les Pays-Bas, pays libéraux, la Russie, pays relativement autoritaire, les États-Unis à la forte tradition communautariste… Quand on compare tous ces pays, on se rend compte qu’en France, le poids des initiatives citoyennes dans l’aménagement est très souvent à la marge ou dans le conflit. Il y a peu de culture de travail collectif à l’exception de certaines communes, car elle reste dépendante des traditions politiques locales. Malgré tout, il y a ce cadre national où la participation est toujours supplémentaire, pas très prise au sérieux : ça s’est vu avec les résultats de la Convention citoyenne pour le climat, à laquelle j’ai participé. Cette culture politique française a une énorme influence et ne nous profite pas beaucoup en termes de transition.
- Quels avantages concrets apporte la participation citoyenne ?
La question est à plusieurs niveaux. D’une part, il y a des gens qui travaillent sur les milieux de vie, comme le jardinage et la transformation d’écosystèmes à l’échelle locale. Quand ces espaces transitoires se pérennisent, on dispose de nombreux exemples et preuves scientifiques montrant qu’ils profitent à la biodiversité locale. Or, la réglementation française fait que ces espaces aménagés par des citoyens sont considérés comme temporaires, ce qui fait qu’ils ne sont, souvent, pas pérennisés. On peut citer l’exemple des jardins ouvriers d’Aubervilliers, sur lesquels je travaille.
D’autre part, quand on parle de la transition écologique et sociale, il y a des structures associatives qui font des choses que les pouvoirs publics n’ont ni la force ni le pouvoir de faire : le fait de distribuer des repas, tout le travail de ressourcerie, de recyclerie, etc. Ce sont les associations qui font ça et si elles n’étaient pas là il n’y aurait pas grand-chose. Il y a d’innombrables ouvrages qui ont montré à quel point l’économie sociale et solidaire (ESS) est centrale pour notre société capitaliste. Sans elle, tout ce qui concerne le solidaire ne tiendrait pas debout. La transition socio-écologique sur les territoires ne va pas être seulement l’affaire de la végétalisation, elle sera faite de tous les liens de solidarité qui peuvent se tisser, qui consistent à procurer des ressources alimentaires à des personnes qui en ont besoin, par exemple. Dire que ces actions sont minoritaires est complètement faux, de nombreux rapports le montrent à l’échelle de l’Île-de-France.
- Y-a-t-il des exemples de politiques travaillant avec les associations et qui prennent en compte leur travail dans leurs décisions et leurs aménagements ?
Il faut garder à l’esprit que ce sont des gradients. Par exemple, la mairie de Paris pourrait dire qu’elle travaille avec des associations depuis longtemps, et c’est une réalité. Seulement, dans une ville comme Paris, la municipalité donne des axes sur lesquels les citoyens doivent travailler à travers des appels à projets. Il reste encore une forme d’hypocrisie consistant à promouvoir le rôle des citoyens tout en gardant un contrôle sur leur action, ce qui reste une forme de participation assez instrumentalisée. D’autres formes de travail sont beaucoup plus collaboratives comme ce que l’on voit à Ivry-sur-Seine, où les associations sont appelées à travailler ensemble sur la mise en place du plan climat de la ville et à s’investir dans un certain nombre de structures. Bien sûr, Paris n’a pas la même taille qu’Ivry-sur-Seine, mais ce qu’on voit au niveau du 18ème arrondissement, c’est que les liens entre municipalité et associations sont beaucoup plus lâches qu’à Ivry-sur-Seine par exemple. Le projet politique local change vraiment la donne de ce point de vue-là.
- Les politiques d’aménagement peuvent mener à des conflits comme le démontrent certains cas en Île-de-France. Quelles en sont les raisons principales ?
Aujourd’hui, beaucoup de conflits sont liés à l’existant. On peut prendre l’exemple des jardins ouvriers d’Aubervilliers : il y avait une structure existante qu’un projet visait à supprimer. Le conflit s’est alors créé autour de la protection de cet existant. C’est quelque chose de normal quand on touche à un espace que les habitants ont investi pendant des années, surtout dans un contexte de changement climatique où l’on entend qu’il faut moins bétonner. Ces contradictions de fond rendent la décision d’autant moins entendable par la population.
Des conflits peuvent aussi émerger dans l’autre sens : si l’on prend l’exemple des politiques liées à la végétalisation des pieds d’arbres, il y a des citoyens qui y étaient virulemment opposés, parce qu’ils avaient des chiens, et qu’ils avaient un usage de ces espaces qui n’était plus possible avec ce changement. Dans un espace dense comme l’espace urbain, les conflits d’usage sont permanents. Les espaces sont de plus en plus sectorisés : celui des mobylettes, des vélos, des piétons, des voitures, etc. On se retrouve avec des espaces beaucoup plus diversifiés dans un espace pas beaucoup plus ouvert, et le moindre changement fait qu’on se marche sur les pieds.
Il y a aussi des conflits autour des logiques politiques à l’œuvre, comme dans le cas de Gonesse ou Saclay sur lesquels on a travaillé. Ici, l’enjeu est de défendre des terres pour orienter l’aménagement, non pas vers leur artificialisation, mais vers la conservation de leur potentiel pour l’agriculture. Dans ce cas, il s’agit de visions politiques qui s’opposent entre les aménageurs d’une part, et les citoyens d’autre part, qui pointent la contradiction entre le discours sur la transition et les actions effectives.
- Qu’est-ce que ces contradictions peuvent amener sur le long terme ?
Il peut y avoir une délégitimation absolument totale du politique, ce qui est une mauvaise chose parce qu’elle fait que les citoyens ne veulent plus voter ou s’engager. Il peut aussi y avoir des mécanismes d’opposition, comme j’ai pu le voir à Alfortville où les associations se sont regroupées pour contraindre la municipalité à tenir ses engagements. À l’échelle globale, il y a une importante judiciarisation de la question environnementale par les citoyens et les associations. Dans le monde, on compte des centaines de procès visant à mettre les politiques face à leurs engagements environnementaux.
- Quels sont les facteurs pouvant expliquer des difficultés à faire évoluer les politiques d’aménagement ?
C’est en partie une question de métier et de compétences professionnelles. Il faut imaginer que la forte demande en espaces verts a amené une surcharge importante pour les services espaces verts de certaines villes. N’ayant pas forcément les moyens de suivre cette demande, il arrive qu’ils sous-traitent ce travail à des organisations dont ce n’est pas toujours la spécialité. Ce n’est pas que de la mauvaise volonté, ce sont aussi des contraintes structurelles. Pour moi cette inertie est surtout due au fait que la thématique socio-environnementale n’est pas encore suffisamment au centre de l’agenda politique. Pourtant, il faudrait en faire une priorité nationale. Alors qu’elle a longtemps été prise comme une question technique, il faut désormais arriver à en faire une question citoyenne. Pour ça, il faut un langage, une façon de l’entrevoir qui soit plus largement partagée, et dans ce cadre, la participation ne permet pas seulement d’informer les gens, mais aussi de faire de ces enjeux une culture commune.
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