Entretien avec Luc Abbadie
Luc Abbadie est professeur en écologie à Sorbonne Université, chercheur à l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement de Paris (iEES), et directeur de l’Institut de la transition environnementale de l’Alliance Sorbonne Université.
- Pouvez-vous présenter votre parcours et vos thématiques de recherche ?
J’ai commencé mon travail en tant que chercheur au CNRS, en étudiant le fonctionnement des écosystèmes tropicaux, notamment le cycle de l’azote à l’interface sol-plante. Rapidement, j’ai compris l’impact colossal qu’avait le vivant sur le milieu physico-chimique. Ça m’a conduit à l’ingénierie écologique, c’est-à-dire comment « jouer » avec le vivant et en faire un outil pour régler des problèmes humains. J’ai piloté un programme de recherche au CNRS sur l’ingénierie écologique, puis je me suis intéressé à l’écologie urbaine comme domaine d’application. Aujourd’hui, je suis principalement dans la gestion de la recherche, mais je suis toujours passionné par les liens entre vivant et non-vivant, et ce qu’il est possible d’en apprendre pour les sociétés humaines.
- En termes d’ingénierie écologique, il y a un concept fréquemment mobilisé pour tenter de répondre aux objectifs climatiques, c’est celui de la compensation carbone, notamment en plantant des arbres pour piéger une partie du CO2 issu des activités humaines. Que pensez-vous de cette pratique ?
Il y a un bémol à cet outil, c’est la notion d’écosystème. Il est possible de planter des arbres et séquestrer un maximum de carbone tout en détruisant la biodiversité et en impactant d’autres fonctions des forêts. C’est là qu’il y a une limite aux usages du vivant : si l’on ne le fait pas dans un contexte écosystémique, il y a un risque de provoquer des catastrophes. Je pense que l’engouement actuel autour du fait de planter des arbres pour compenser les émissions de carbone constitue un risque pour les forêts. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont pas un rôle à jouer dans la séquestration.
Pour moi, l’approche que peut apporter l’écologie, c’est de penser en termes systémiques. En général, on ne se rend pas compte de la complexité des systèmes que l’on tente de manipuler. Le conseil dans ce cas-là, c’est d’en faire le moins possible, et d’essayer de se caler sur les mécanismes dit « spontanés », qui sont apparus lentement au cours de l’évolution et qui ont donc été « testés » par elle. Si on se rapproche de ces mécanismes, on diminue le risque de faire des erreurs. Parfois, la meilleure manière d’agir c’est de ne pas intervenir.
- Comment expliquer cette difficulté à comprendre les écosystèmes ?
Un écosystème se définit comme l’ensemble des interactions entre les organismes qui le composent. Ce qu’il faut garder en tête, c’est qu’à tout moment, chaque élément d’un écosystème peut modifier l’ensemble des autres composantes. Tout est dépendant de tout. C’est vrai pour les relations entre organismes vivants, mais ça l’est aussi pour les relations entre organismes vivants et milieux physiques. Il suffit d’un changement dans l’environnement des organismes pour qu’ils doivent s’y adapter, faisant évoluer leur environnement et ainsi de suite. Cela s’explique notamment par le fait qu’une bonne manière de s’adapter à un milieu défavorable, c’est de « faire avec » via des adaptations physiologiques, morphologiques, comportementales, etc., qui vont engendrer une modification du milieu bénéfique pour les organismes. C’est ce qui se passe avec beaucoup de végétaux notamment : ils génèrent des oasis qui améliorent leurs chances de survie.
- Face des systèmes si complexes, quels sont les éléments importants à prendre en compte pour les étudier ?
En écologie comme dans les autres sciences, on essaye d’identifier des règles générales qui nous permettent d’appréhender la complexité des systèmes écologiques. La difficulté, c’est que ce ne sont que des règles générales. Elles se déclinent plus ou moins fortement en fonction des circonstances locales. Il y a même des situations où une règle « disparaît » localement. Ce n’est pas qu’elle n’existe plus, mais c’est qu’elle est supplantée par d’autres. Le contexte local est toujours déterminant sur la réalité du monde. Ce qu’on identifie en sciences, ce sont des potentiels qui vont plus ou moins s’exprimer localement en fonction des circonstances. Dans la nature, toutes les échelles sont emboîtées, il est donc important de toutes les considérer pour saisir la réalité du vivant.
- Dans quelle mesure la résilience des sociétés humaines est-elle liée à celle des écosystèmes ?
Le fait que les systèmes humains dépendent des écosystèmes est un des grands apports du rapport de l’Evaluation des écosystèmes pour le Millénaire (Millenium Ecosystem Assessment) de 2005, qui a popularisé la notion de services écosystémiques. Même si cette notion est très critiquée pour sa vision utilitariste de la nature, il n’empêche que ce concept de service dit quelque chose de révolutionnaire pour nos sociétés occidentales. Dire que les humains dépendent du reste de la nature, de processus dont on n’a pas idée qui se passent parfois à l’autre bout du monde, c’était quelque chose de nouveau. Jusqu’à présent, la nature était une chose qu’il fallait dominer, au mieux une ressource à exploiter. C’est une chose à laquelle nous sommes connectés sans le savoir et qui est absolument vitale. Si notre environnement perd en résilience et en habitabilité comme c’est le cas aujourd’hui, les sociétés humaines ne résisteront pas. Ce n’est pas le phénomène vivant en tant que tel qui est menacé, ce qui l’est, c’est un patrimoine génétique considérable qui s’est forgé sur plusieurs dizaines de millions d’années, donc des capacités d’adaptation, mais surtout, ce sont les sociétés humaines.
- Beaucoup d’écosystèmes sont gérés par les humains pour assurer les besoins fondamentaux des individus. Comment est-il possible d’améliorer leur résilience alors que les perturbations risquent d’augmenter dans les années à venir ?
On sait que la diversité des espèces augmente la productivité d’un système, ainsi que sa résistance aux perturbations. Quand on parle en termes évolutifs, on sait que la diversité génétique a le même effet, que ce soit à court ou long terme. Ce sont des faits établis, que l’on peut appliquer à toutes les activités en lien avec le vivant. Si l’on veut une agriculture durable, il faut maximiser la biodiversité à toutes les échelles : celle du paysage, de la parcelle et des variétés employées. Si l’on veut une forêt qui fonctionne bien et qui résiste aux maladies, il faut augmenter la diversité des espèces qui y sont présentes. Une forêt n’est pas homogène, c’est une mosaïque composée d’arbres centenaires, de clairières, etc. C’est ce qui fait qu’elle est capable de redémarrer en cas de perturbation. C’est un fait connu, mais qui n’est pas suffisamment appliqué en foresterie.
Les millions d’espèces présentes à la surface de la planète sont autant de bonnes stratégies face aux contraintes des milieux. Ce que j’aime beaucoup dans les sciences du vivant, c’est la diversité : il n’y a pas une seule bonne solution, il y a en a des millions.
Propos recueillis par Marion Barbé